Eliphas Lévi

Alphonse-Louis Constant naquit le 8 février 1810, au n° 5 rue des Fossés-Saint-Germain-des-Près (devenue depuis rue de l'Ancienne Comédie) à Paris, de Jean Joseph Constant et Jeanne Agnès Beaucourt. Son père était cordonnier. Grâce à l'abbé J.-B. Hubault Malmaison, qui avait organisé dans sa paroisse un collège dispensant gratuitement les bases de l'instruction aux enfants pauvres, il fait ses premières études, puis entre en 1825 au petit séminaire Saint-Nicolas du Chardonnet, dirigé alors par l'abbé Frère-Colonna, qui l'oriente peut-être déjà vers l'étude de la magie. En 1830, ayant terminé sa rhétorique, il passe selon la règle au séminaire d'Issy pour finir ses deux années de philosophie. La mort de son père intervient cette même année. Après Issy, il aboutit au séminaire de Saint-Sulpice pour faire sa théologie. Il y est ordonné sous-diacre et tonsuré. En 1835, alors qu'il a la charge de l'un des catéchismes de jeunes filles de Saint-Sulpice, la jeune Adèle Allenbach lui est confiée par sa mère, avec mission de "la protéger tout spécialement et de l'instruire à part, comme si elle était la fille d'un prince".

Eliphas Lévi en 1836

Sa mère, fervente catholique et épouse d'un officier suisse, avait émigré en France en 1830 parce que la religion de sa fille lui semblait menacée, et toutes deux vivaient depuis dans un grand dénuement.

Ci-contre, portrait de 1836.
D'autres portraits d'Eliphas Lévi et de personnages qui le côtoyèrent sont à retrouver dans la partie Albums (voir le lien en bas de page)

Le jeune abbé tombe peu à peu éperduement amoureux de sa protégée, en qui il croit voir la Sainte Vierge apparue sous une forme charnelle. Ordonné diacre le 19 décembre 1835, il quitte finalement le séminaire en juin 1836 avant de recevoir le sacrement de l'ordre; mais entre-temps la jeune fille pour laquelle il s'était perdu l'a délaissé.

Sa vieille mère infirme, qui avait mis toutes ses espérances en lui, fut très abattue par le départ de son fils du séminaire et se suicida quelques semaines plus tard en s'asphyxiant avec les émanations de son réchaud à charbon. A. Constant a un instant l'idée d'entrer à la Trappe, mais ses amis l'en détournent. Il passe une année dans un pensionnat près de Paris, puis accompagne un ami comédien ambulant nommé Bailleul dans une tournée en province.

En 1838, il se lie d’amitié avec la socialiste Flora Tristan, et collabore avec Alphonse Esquiros, rencontré au petit séminaire, à une revue : Les Belles Femmes de Paris, qui révèle au public ses dons de dessinateur. Alors qu'il parcourt les salons pour sa revue, il fait un jour la connaissance d'Honoré de Balzac, alors en pleine gloire, chez Mme de Girardin.

Songeant encore à accéder à la prêtrise, il part pour l’abbaye de Solesmes, bien résolu à y passer le reste de ses jours. L'abbaye possédait une bibliothèque d'environ 20 000 volumes, dans laquelle il puisa abondamment. Il étudie la doctrine des anciens gnostiques, celle des Pères de l'Eglise primitive, les livres de Cassien et d'autres ascètes, les pieux écrits des mystiques, et spécialement les livres de Mme Guyon. Durant son séjour, il fait paraître son premier ouvrage : Le Rosier de Mai (1839). A cause d'une mésentente avec l'abbé de Solesmes, A. Constant quitte finalement l'abbaye au bout d'un an, sans le sou.

En intercédant auprès de l'archevêque de Paris, Mgr Affre, il finit par obtenir un poste minable de surveillant au collège de Juilly. Ses supérieurs le maltraitent, et dans son écœurement il compose, au grand scandale du clergé et des bien-pensants, La Bible de la liberté (1841). L'ouvrage parut le 13 février et fut saisi à Versailles une heure après sa mise en vente. Un grand nombre d'exemplaires purent tout de même être sauvés, et l'abbé Constant fut arrêté dans les premiers jours du mois d'avril. Le procès eut lieu le 11 mai 1841, l'abbé fut condamné à 8 mois de prison et 300 Francs d'amende. A la prison de Sainte-Pélagie, où il passe 11 mois (n'ayant vraisemblablement pas de quoi régler l'amende...) il retrouve son ami Esquiros et l'abbé de Lamennais. Tous les moyens sont employés pour le faire mourir de chagrin et de misère. On intercepte ses lettres pour en dénaturer le sens, l'accuse d'être un vendu à la police, et il doit en outre subir l'animosité de certains autres détenus. Il cherche dans la lecture des consolations, lisant pour la première fois les écrits de Swedenborg. Mais ses amis du dehors ne l'oublient pas. Une certaine Mme Legrand, très riche amie de Flora Tristan, fait en sorte d'adoucir l'ordinaire du prisonnier en lui faisant porter une nourriture plus variée.

A sa sortie en avril 1842, il obtient une commande de peintures murales pour l'église de Choisy-le-Roy grâce à l'aumonier de Sainte-Pélagie. En 1843, habitant le presbytère de Choisy, il commence l'écriture de La Mère de Dieu. Sa conduite est si exemplaire, que Mgr Affre décide de le recommander à Mgr Olivier, évêque d'Evreux. L'évêque est prêt à accueillir l'abbé à condition qu'il change son nom pour celui de sa mère, afin d'éviter tout scandale en rapport avec l'affaire de La Bible de la liberté.

C'est donc l'abbé Beaucourt qui part pour Evreux en février 1843. Ses prédications y rencontrent un grand succès et suscitent beaucoup de jalousies parmi les prêtres du diocèse. Au mois de juin le journal L'Univers annonce la mort de l'Abbé Constant, information démentie ensuite par Le Populaire, puis le 22 juillet 1843 paraît dans L'Echo de la Normandie un article intitulé Le Nouveau Lazare dans lequel est dévoilée toute l'histoire de l'Abbé Beaucourt : son identité, son procès et sa condamnation. Obligé de sortir du séminaire, il n'est pas oublié par l'évêque d'Evreux qui pourvoit à sa subsistance et cherche encore à l'aider par la commande d'une peinture murale pour un couvent. Malheureusement, Mgr Olivier est très affligé par la sortie de La Mère de Dieu (1844), et fin février 1844, l'abbé retourne à Paris en laissant sa peinture inachevée.

Il revoit son amie Flora Tristan, qui mourra peu de temps après à Bordeaux. Il hésite longtemps avant de publier le manuscrit intégral de Flora Tristan, pensant qu'on l'en rendrait responsable, abandonne finalement le projet et édite le premier manuscrit sous le titre : L'Emancipation de la Femme ou Le Testament de la Paria. A l'automne 1844, Mme Legrand lui demande de venir à Guitrancourt afin d'achever l'éducation de ses enfants. Il y demeure un an puis retourne à Paris et fait paraître son manifeste pacifique, inspiré par Silvio Pellico : La Fête-Dieu ou le Triomphe de la Paix religieuse (1845).

Les idées utopistes et humanitaires du temps l’absorbent alors tout entier. Deux mouvements surtout suscitent de sa part de profondes et longues méditations : le Saint-Simonisme et le Fouriérisme.

"L'école Saint-Simonienne, malgré ses qualités estimables, m'a toujours inspiré une vive répulsion. Ils ont de la vraie religion tout excepté l'esprit de piété; leur femme libre me fait horreur et ils ne peuvent comprendre la charité puisqu'ils méconnaissent l'amour. Ils sont froids comme l'industrialisme, tranchants, despotes et calculateurs. Je me fâche quand je les vois toucher si près à nos grandes vérités que leur sécheresse de cœur compromet et profane. Enfantin a certainement des aperçus remarquables mais il est plein d'égoïsme et de fatuité" (Correspondance avec le baron Spedalieri)

"Fourrier retourna le système de Swedenborg, pour créer sur la terre le paradis des attractions proportionnelles aux destinées. Par les attractions il entendait les passions sensuelles auxquelles il promettait une expansion intégrale et absolue. Dieu, qui est la suprême raison, marqua d'un sceau terrible ces doctrines réprouvées : les disciples de Fourrier avaient commencé par l'absurdité, ils finirent par la folie." (Histoire de la Magie, p. 470)

En 1845, dans Le Livre des larmes, il développe pour la première fois des notions ésotérisantes. Durant cette période il compose aussi des chansons et illustre deux ouvrages d'Alexandre Dumas : Louis XIV et son siècle et Le Comte de Monté-Cristo. Adèle Allenbach, devenue actrice, vient le voir souvent. Elle conserva toujours la même admiration pour son "petit-père" dont elle accompagna le cercueil jusqu'à sa dernière demeure.

A. Constant habite quelques temps à Chantilly, puis revient se fixer à Paris, au n° 10 de la rue Saint-Lazare. Il devient l'ami de Charles Fauvety et les deux hommes fondent en 1845 la revue mensuelle : La Vérité sur toutes choses. Celle-ci ne parut que pendant 4 mois.

Depuis son retour d'Evreux, il se rendait fréquemment à Choisy-le-Roy où il avait rencontré en 1843 Mle Eugénie Chenevier, sous-maîtresse à l'Institution Chandeau. Parmi les pensionnaires de l'Institution se trouvait la jeune Marie-Noémi Cadiot, à laquelle Eugénie s'était liée d'amitié. Lorsque les deux jeunes filles sortaient le dimanche, A. Constant les accompagnait, et ils passaient tous trois de bons moments.

Eugénie Chenevier accepta d'être sa femme devant Dieu. Confiante en l'avenir, elle s'était déjà donnée à lui et attendait un enfant. Ce fils, Xavier Henri Alphonse Chenevier, qui naquit le 29 septembre 1846, vécut jusqu'en 1916, et eut lui-même un fils, Pierre (par la ligne d’Eugénie, la descendance d’Eliphas Lévi représente aujourd’hui plus de 40 personnes, à la sixième génération).

Marie-Noémi CadiotEugénie Chenevier
A gauche,
Eugénie Chenevier.

A droite,
Madame A.-L. Constant, née Marie-Noémi Cadiot.





Mais Marie-Noémi Cadiot tomba amoureuse... Après avoir entretenu une correspondance enflammée avec A. Constant, elle s'échappe un beau jour de chez ses parents pour aller se réfugier dans la mansarde de celui-ci. Son père exige alors le mariage, sous la menace d'une accusation de détournement de mineure, car la jeune fille n'avait alors que 18 ans. A. Constant dut se résigner.

La cérémonie civile eut lieu à la mairie du Xème arrondissement, le 13 juillet 1846. La famille Cadiot n'avait pas voulu doter Noémi, et les deux époux étaient tellement dénués de ressources qu'ils firent leur repas avec quelques sous de pommes de terres frites achetées sur le Pont-Neuf.

Depuis l'affaire de La Bible de la liberté (1841), on empêchait A. Constant d'exprimer sa pensée en lui refusant l'insertion dans les journaux. A l'instigation Noémi, il se remet à faire de la politique. Il collabore notamment à La Démocratie Pacifique, et écrit un pamphlet virulent : La Voix de la famine. Le 3 février 1847, on le condamne encore à un an de prison et 1000 Francs d'amende. Sa femme demande grâce pour elle et l'enfant qu'elle porte auprès des ministères et obtient finalement sa libération au bout de 6 mois. Mme Constant accouche en septembre 1847 d'une fille, Marie. La petite Marie mourra en 1854 à l'âge de 7 ans, au grand désespoir de A. Constant qui l'adorait.

La révolution de février 1848 lui donnant plus de liberté, il commence à diriger une revue gauchiste : Le Tribun du Peuple, qui n'eut que quatre numéros, du 16 au 30 mars 1848. Il fonde ensuite avec ses amis Esquiros et Le Gallois un club politique : le Club de la Montagne, composé surtout de travailleurs. Arrivent les journées de juin, insurrection des classes laborieuses amenée par la réaction pour faire périr la République naissante. Le 23 juin 1848 faillit être fatal à A. Constant : on fusilla, croyant avoir affaire à lui, un marchand de vin qui lui ressemblait au coin de la rue Saint-Martin et de la rue d'Arcis. Le 24, Mgr Affre, voulant apaiser les insurgés, reçut une balle et mourut trois jours plus tard. A. Constant désirait représenter le peuple à l'Assemblée Nationale, mais sa tentative échoua. Son ami Esquiros fut en revanche élu le 13 mai 1849, et les deux hommes ne se fréquentèrent plus. Le Testament de la Liberté (1848), qui résume ses idées politiques, sera son dernier ouvrage du genre. A cette époque, Madame Constant, qui avait déjà publié dans la revue de son mari et fréquenté le Club des Femmes de Mme Niboyet, se lance dans le monde parisien. Elle écrit dans Le Tintamarre et Le Moniteur du Soir des feuilletons littéraires sous le pseudonyme de Claude Vignon (tiré d'un roman de Balzac). C'est une période de relative aisance pour le couple. Noémi prend des leçons du célèbre sculpteur Pradier, et grâce à cette haute relation A. Constant obtient deux commandes de tableaux du Ministère de l'Intérieur.

Parallèlement, il lit la Kabbala Denudata de Knorr de Rosenroth, étudie les écrits de Boehme, Saint-Martin, Swedenborg, Fabre d'Olivet, Chaho, et Gœrres.

Fin 1850, il rencontre l’abbé Migne, fondateur et directeur de la librairie ecclésiastique de Montrouge, qui lui commande pour sa collection un Dictionnaire de la littérature chrétienne. Paru en 1851, l'ouvrage étonne par la science profonde qu'il renferme. Vers cette époque A. Constant rencontre le savant polonais Hoëné Wronski, dont l’œuvre fait sur lui une impression durable et l’oriente vers la pensée mathématique et le messianisme napoléonien. Commence alors la rédaction du Dogme et rituel de la Haute Magie. Il prend le pseudonyme d’Eliphas Lévi, ou Eliphas Lévi Zahed (traduction en hébreu de Alphonse-Louis Constant).

"La foi n'est qu'une superstition et une folie si elle n'a la raison pour base, et l'on ne peut supposer ce qu'on ignore que par analogie avec ce qu'on sait. Définir ce qu'on ne sait pas, c'est une ignorance présomptueuse; affirmer positivement ce qu'on ignore, c'est mentir". (Dogme et Rituel de la Haute Magie, p. 360).


PrognomètreHoëné Wronski
A gauche, le Prognomètre de Wronski, machine mathématiquo-philosophique, qu'Eliphas eut un jour le bonheur de découvrir chez un brocanteur. Cette machine était censée permettre de calculer les probabilités des faits présents, passés, et à venir, pour en venir à déterminer la valeur de tous les x imaginables. Il semblerait que cette machine soit aujourd'hui détenue par les descendants de Papus.

A droite, Hoëné Wronski.



Mme Constant, qui avait une liaison avec le marquis de Montferrier (beau-frère de Wronski) depuis quelques temps, s'enfuit un jour pour ne plus revenir. Profondément blessé, il se remet au travail pour tenter d'échapper au chagrin.

Au printemps 1854, il se rend à Londres, y rencontre le Dr. Ashburner et Sir Edward Bulwer-Lytton, célèbre auteur de romans fantastiques (Zanoni, le Maître Rose-Croix est son ouvrage le plus connu), qui devient son ami et le fait admettre au sein des cercles rosicruciens. Encouragé par une amie de celui-ci initiée de haut grade, il tente une série d'évocations. Au cours de l'une d'elles, le fantôme d’Apollonius de Tyane lui apparaît en lui indiquant l'endroit de Londres où il pourrait trouver son Nyctemeron (cf. le récit du séjour dans Dogme et Rituel de la Haute Magie, pages 132 à 135). Pourtant Eliphas Lévi demeurera toujours opposé aux expériences de magie. Quand plus tard il eut quelques disciples, il leur fit promettre de ne jamais tenter la plus petite expérience et de ne s'occuper que de la partie spéculative de la philosophie occulte.

Bulwer-LyttonL'être de la vision

Mle Eugénie Chenevier était à Londres depuis quelques années, où elle gagnait péniblement de quoi élever son enfant. A. Constant lui écrivit pour lui demander son pardon et il l'obtint. Pendant ce temps à Paris, son ami Adolphe Desbarolles prend avec l'ex-Mme Constant les arrangements nécessaires et fait déménager les affaires personnelles du Maître.



A gauche : Sir Edward Bulwer-Lytton.

A droite : l'être de la vision, d'après le carnet d'Eliphas.


Revenu en France en août 1854, Eliphas loge quelques temps dans l'atelier de peintre de son ami Desbarolles, puis habite une modeste chambre d'étudiant au 1er étage du n° 120 boulevard du Montparnasse, où il achève Dogme et rituel de la Haute Magie, qui paraît de 1854 à 1856. Alors commence le succès, mais non la fortune.

En 1855, il fonde avec Fauvety et Lemonnier la Revue Philosophique et Religieuse qui paraîtra pendant trois ans et dans laquelle il écrit de nombreux articles sur la Qabbale. Délaissant un peu la philosophie occulte, il se remet à composer des chansons. L'une d'elle, dans laquelle il compare Napoléon III à Caligula lui vaut une nouvelle fois la prison. Mais quelques jours après son incarcération il écrit une autre chanson où il explique satiriquement que les juges ont commis une méprise, qu'il n'a jamais comparé personne à Caligula, et la fait porter à l'empereur qui lui pardonne. D'avril à juin 1856 il publie des chansons dans Le Mousquetaire d'Alexandre Dumas grâce à Desbarolles.

Le 3 janvier 1857, un événement sanglant plonge Paris dans la stupeur. L'archevêque de Paris, Monseigneur Sibour, est assassiné par un prêtre interdit, Louis Verger, alors qu'il inaugurait la neuvaine de Sainte-Geneviève à Saint-Etienne-du-Mont. Les deux nuits précédentes, Eliphas avait fait un rêve prémonitoire qui se terminait pas les paroles : "viens voir ton père qui va mourir !". Son père étant mort depuis longtemps, il n'en comprit pas immédiatement le sens. Le 3 janvier vers quatre heures de l'après-midi, Eliphas se trouvait parmi les pèlerins qui assistaient à l'office au cours duquel l'archevêque devait succomber. Mais ce n'est qu'en lisant plus tard la description de l'assassin dans les journaux, qu'il se souvint d'un prêtre pâle rencontré avec Desbarolles un an auparavant chez Mme A. et qui cherchait le grimoire d'Honorius. Cet épisode est relaté en détail dans La Clef des grands mystères (1861), pages 139 à 151.

Pantacle de Trithème

Après trois années passées boulevard du Montparnasse, il va loger au n° 19 avenue du Maine vers juin 1857. Cette chambre ensoleillée, qu'il décore en mettant à profit ses talents d'artiste, verra les sept meilleures années de sa vie.

En 1859, la publication de l'Histoire de la Magie lui rapporte 1000 Francs, ce qui est une somme pour l'époque, et le consacre en attirant à lui la plupart des ésotérisants français (notamment Henri Delaage, Luc Desages, Paul Auguez, Jean-Marie Ragon, Henri Favre, et le Dr. Fernand Rozier, que l'on retrouvera plus tard aux côtés de Papus). Il connut aussi le cartomancien Edmond et le magnétiseur Cahagnet.


Ci-contre le pantacle de Trithème, reconstitué par Oswald Wirth d'après les indications d'Eliphas Lévi : "Le sage s'appuie sur la crainte du vrai Dieu, l'insensé est écrasé par la peur d'un faux dieu fait à son image"; c'est là le sens exotérique de l'emblème, mais, selon le Maître, il renferme aussi la formule indicible du Grand Arcane.
(cf. Histoire de la Magie, page 346)




Sollicité par ses amis Fauvety et Caubet, il se fait recevoir maçon. Initié le 14 mars 1861 dans la loge Rose du parfait Silence, dont Caubet était le Vénérable, il déclare dans son discours de réception :

"Je viens apporter au milieu de vous les traditions perdues, la connaissance exacte de vos signes et de vos emblèmes, et par suite, vous montrer le but pour lequel votre association a été constituée..." (CAUBET, Souvenirs, Paris, 1893).

La cérémonie eut lieu en présence d'un grand nombre de Frères à qui il tenta d'expliquer que le symbolisme Maçonnique est emprunté à la Qabbale. Mais ce fut peine perdue, on ne le crut pas.

Entre temps, Mle Eugénie Chenevier et son fils étant revenus à Paris, Eliphas fait savoir qu'il désire s'occuper de l'enfant. La mère cède à ce désir, mais une brouille survient en 1867 pour des questions d'argent et il ne reverra plus ni la mère, ni le fils jusqu'à sa mort. En 1861, il publie La Clef des grands mystères, dernier volet de la trilogie commencée avec Histoire de la Magie et Dogme et rituel de la Haute Magie.

Alphonse Chenevier

Le Maître travaille beaucoup, initiant aux Sciences occultes des érudits appartenant à la plus haute aristocratie, et même l'évêque d'Evreux, Mgr Devoucoux, à qui il donne de leçons de Qabbale. Grâce à l'argent perçu en rémunération de ses leçons, il vit dans un relatif confort matériel, enrichissant sans cesse sa bibliothèque. Avec le comte Alexandre Branicki, hermétiste, il réussit quelques expériences probantes du Grand Oeuvre dans un laboratoire installé au château de Beauregard, à Villeneuve-Saint-Georges. Ce château appartenait à la veuve d'Honoré de Balzac et Eliphas devint aussi bientôt l'ami du beau-fils de Madame de Balzac, le comte Georges Mniszech. Le château, saccagé par les prussiens en 1870, est aujourd'hui la mairie de Villeneuve-Saint-Georges.


Ci-contre, Alphonse Chenevier, fils d'Eliphas Lévi et d'Eugénie Chenevier.



En mai 1861, il retourne à Londres, accompagné du comte Alexandre Branicki, passer quelques mois auprès de Bulwer-Lytton, arrivé à la tête de la Rosicrucian Society of England cette année-là. Au cours de ce deuxième séjour, Eliphas Lévi rend plusieurs fois visite à Eugène Vintras, qui lui avait envoyé deux de ses disciples pour l'inviter des années auparavant. Il le considère non pas comme un prophète, mais comme un médium singulier, un intéressant sujet d'études, et lui achète même son livre L'Evangile Eternel.

En juillet 1861, le baron italien N-J Spedalieri avait acheté chez un libraire de Marseille le Dogme et rituel de la Haute Magie et décidait de prendre contact avec l'auteur. S'ensuivit une correspondance de plus de 1000 lettres qui dura du 24 octobre 1861 au 14 février 1874. C'est un cours de Qabbale unique, précis, rempli de figures explicatives et d'anecdotes. Spedalieri fut l'un des plus importants "mécènes" du professeur de Sciences occultes.

Rentré à Paris, Eliphas Lévi publie Le Sorcier de Meudon, dédié à Mme de Balzac. Depuis son retour de Londres, il assiste régulièrement aux réunions maçonniques de la loge Rose du parfait Silence. Le 21 août 1861, on lui confère le grade de Maître. A la suite d'un long discours sur les Mystères de l'Initiation qu'il prononça le mois suivant, un Frère, le professeur Ganeval, ayant voulu présenter quelques observations sur ce qui venait d'être dit, se heurta aux protestations d'Eliphas, qui se retira et ne reparut plus en loge. Les tentatives de Caubet pour le faire revenir sur sa décision le lendemain furent infructueuses. La loge Rose du parfait Silence sera mise en sommeil en 1885, mais n'y cherchons peut-être pas, comme Oswald Wirth, une relation de cause à effet.

"J'ai cessé d'être Franc-Maçon parce que les Francs-Maçons, excommuniés par le Pape, ne croyaient plus devoir tolérer le catholicisme". (Le Livre des Sages)

Le 29 août 1862 paraît Fables et symboles, ouvrage dans lequel Eliphas Lévi analyse les symboles de Pythagore, des Evangiles apocryphes, du Talmud...etc... Quelques fois il fréquente incognito les réunions spirites pour se documenter. Pierre Christian, auteur de l'étrange roman L'Homme rouge des tuileries, fut le voisin et l'ami d'Eliphas et profita de ses entretiens et de ses leçons toutes bénévoles. En 1863 meurt Louis Lucas, chimiste initié aux secrets d'Hermès, disciple de Wronski et ami d'Eliphas. Ses écrits contiennent la première synthèse scientifique qui allie Science occulte et sciences expérimentales. Il était l'inventeur d'un appareil capable de mesurer l'équilibre du magnétisme vital, qu'il appelait le biomètre. Cet appareil a trouvé depuis une bien curieuse utilisation : un appareil très similaire fait en effet partie de la panoplie des scientologues !

Le 15 mai 1864, Eliphas déménage dans un trois pièces au 2ème étage du n° 155 rue de Sèvres, sa dernière demeure. En 1865 paraît La Science des esprits, recueil d'essais traitant à nouveau du symbolisme des Evangiles apocryphes, du Talmud, ...etc...(absolument rien à voir avec le spiritisme). A l'été 1865, l'éditeur Larousse lui demande d'écrire quelques articles de Qabbale pour son Grand Dictionnaire. Il travaille en même temps à un ouvrage superbe, mais d’une valeur historique contestable, Le Livre des splendeurs, qui traite surtout de la Qabbale du Zohar et qui ne paraîtra qu’après sa mort. A cette époque il commence à ressentir souvent des douleurs névralgiques à la tête, qui le font beaucoup souffrir. Durant le siège de Paris en 1870, sa vie fut des plus pénibles car les communications avec la province étant coupées, il ne pouvait plus recevoir de subsides de la part de ses élèves. La dureté de son service comme Garde National révèle une maladie de cœur. Une fois la Commune terminée, le Maître totalement dénué de ressources une fois de plus, trouve chez une de ses élèves, Mme Mary Gebhard, qui habitait Elberfeld en Allemagne, une longue et chaude hospitalité. Les événements lui inspirent quelques pensées qu'il réunit sous le titre Les Portes de l'Avenir.

Baron Spedialieri

A son retour d'Allemagne, il apprend la mort de la baronne Spedalieri. La mort de sa femme affecte tellement le baron qu'il se croit devenu matérialiste et athée et finit par se détourner du Maître. En décembre 1871, Eliphas Lévi termine un autre manuscrit : le Grimoire Franco-Latomorum, consacré à l'explication des rites de la Franc-Maçonnerie. A l'automne 1872, son ex-femme, écrivain et sculpteur désormais reconnue, se marie avec le député de Marseille, Maurice Rouvier, qui deviendra ministre du commerce. Sa santé continue de se détériorer. A cause d'une maladie de cœur il est sujet à des évanouissements au cours desquels il dit avoir des visions extatiques. Pendant l'année 1873, il achève le manuscrit de L'Evangile de la Science.


Ci-contre, le baron N-J Spedalieri.



En novembre 1873, Judith Mendès, fille de Théophile Gautier, avait eu besoin pour un de ses romans orientaux, de renseignements sur la Qabbale chaldéenne. La renommée l'avait conduite tout droit chez Eliphas Lévi, qui invité un jour chez son père, avait prédit à la jeune fille ses succès de jeune femme en lisant dans sa main. Son mari Catulle Mendès présenta Eliphas à l'écrivain Victor Hugo, qui paraît-il connaissait les ouvrages du Qabbaliste et les avait même appréciés.

L'année 1874 fut très douloureuse à passer : une bronchite assez grave, des étouffements, et une fièvre persistante ne lui laissèrent presque aucun repos. Ses jambes s'enflèrent peu à peu et une sorte d'éléphantiasis se déclara bientôt. En janvier 1875, le Maître achève son dernier manuscrit : Le Catéchisme de la Paix. Le 31 mai 1875, il s'éteint au n° 155 rue de Sèvres, à l'âge de 65 ans. On l'inhuma au cimetière d'Ivry, une simple croix de bois marquant l'emplacement de sa tombe. En 1881, son corps fut exhumé et ses restes placés dans la fosse commune.

Remerciements à M. Paul Chenevier, descendant direct d'Eliphas Lévi, pour son précieux complément d'informations :

Alphonse Chenevier (nommé Xavier Henri Alphonse Chenevier), fils d’Eugénie, n’a pas été reconnu par son père naturel, et est donc né « de père inconnu » pour l’état-civil. Il fut élevé principalement par son oncle (Pierre Lemaître, époux de la sœur d’Eugénie), car sa mère, pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils, a été travailler en Angleterre comme gouvernante et professeur de français; en 1860, il passa un an chez son père naturel, qui était lui-même séparé de sa femme (Noémi Cadiot) depuis 7 ans (un an avant la mort de leur fille Marie, mort qui affecta la santé mentale de Noémi). La brouille définitive qui intervint en 1861 entre Alphonse Constant et Eugénie Chenevier (pour une sordide histoire d’argent) le sépara de son père, qu’il ne revit que sur son lit de mort. En 1865, Mme Constant obtint devant un tribunal civil un jugement en nullité du mariage qu’elle avait contracté, au titre de ce que l’état religieux d’Alphonse Constant interdisait le mariage (loi organique du Concordat de Germinal an X). De fait l’acte de mariage n’existe plus. Devenu mécanicien-serrurier (dépanneur de coffres-forts chez Fichet), Alphonse Chenevier se maria à Marie Octavie Lefèvre, fleuriste de son état, en 1868, et eut une fille en 1869, Marguerite (qui mourut en 1901). Le 6 novembre 1888, 19 ans après Marguerite, naquit leur fils, Pierre Chenevier, à Paris, dans le 15ème arrondissement (Cité Talma, devenue aujourd’hui la rue Dalou). Pierre fut probablement un "cadeau tardif " de la Providence pour ses parents, car sans lui, Eliphas Lévi n'aurait eu aucune descendance directe (ou connue).

Pierre Chenevier fut un élève studieux, et brillant. Il passa les grands concours (Polytechnique, Normale), et choisit l’École Normale de Mathématiques. Devenu professeur, il fit une carrière brillante, enseigna les mathématiques spéciales à Louis Le Grand assez jeune, et ses livres de cours de mathématiques, qui eurent un succès considérable en librairie scolaire dans les années 30, furent tenus pour des valeurs sûres jusqu'au début des années 50. Devenu inspecteur général, il fut mis en retraite anticipée à la Libération pour avoir occupé un poste technique au ministère de l’Éducation Nationale sous Vichy. Il mourut le 8 novembre 1977.

Pierre Chenevier eut 4 enfants : Jean, Hélène, Henri, et Claudette. Jean, né le 30 avril 1918, eut une scolarité très brillante, sortit major de l’École Polytechnique en 1939, et fit une carrière marquante dans l’industrie pétrolière entre 1947 et 1978, tout en participant activement à des activités extra-professionnelles (et bénévoles) tournées vers la formation et la prospective (il fonda entre autres l’Institut de l’Entreprise avec François Dalle, et présida le CRC – Centre de Recherche des Chefs d’ Entreprises – pendant plus de 20 ans). Marié en 1941 à Andrée Dontot, plus jeune agrégée de mathématiques de son temps, il eut neuf enfants (tous vivants). Jean mourut le 20 juillet 1998, dans sa 80ème année, dans la confiance d’une foi chrétienne rayonnante, mise à l’épreuve de la maladie (Parkinson).

Jean était mon père (je suis le troisième des 9 enfants), et le portrait d’Éliphas Lévi, peint par Ch. Revel en 1874, est toujours chez notre mère, à Versailles. Par la ligne d’Eugénie, la descendance d’Éliphas Lévi représente aujourd’hui plus de 40 personnes, à la sixième génération.

Plusieurs images inédites données par M. Paul Chenevier sont à retrouver dans les Albums du site (lien ci-dessous)


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